Mariana Ramos

« J’étais heureuse, totalement en confiance ».

Mariana Ramos résume ainsi l’enregistrement acoustique au Cap-Vert de ces treize chansons miraculeuses, gorgées de sensualité, d’une gaité instinctive et d’un vague à l’âme se délectant du souvenir du bonheur passé, une rêverie ravissante et si simple appelée sodade.

Ces treize perles ont nécessité plus de deux ans de préparation pour enluminer Quinta, cinquième au féminin, un chiffre magique, comme ceux du 5 juillet 1975 où le Cap-Vert, chapelet d’une dizaine d’îles ocres, un peu émeraude, dans l’azur de l’Atlantique africain, arrache son indépendance à l’empire portugais.
Un 5 juillet, quelques années auparavant, Mariana naît à un demi-millier de kilomètres du pays originel, Dakar où elle vivra les premières années, confiée par ses parents émigrant en France à sa grandmère maternelle. Elle passe ainsi son enfance à Mindelo, la métropole de São Vicente, l’île désormais reconnue mondialement par une célèbre native du cru, Cesaria Evora (1941-2011), la diva espiègle à qui la musique capverdienne doit tant.

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Surtout la morna, cette invite impérieuse à l’abandon absolu que Mariana cultive ici comme un culte en reprenant une déchirure filiale patrimoniale, Merecimente de mae.

Une commémoration poignante du chant de Cesaria dont on retrouve quelques anciens collaborateurs participant à l’album de Mariana, de fines lames tels Rufino Almeida, alias Bau (guitare), Domingos Fernandes dit Totinho (saxo, reco-reco), et surtout Toy Vieira (guitare, cavaquinho, piano, bongos…) à la direction artistique. Et aussi le Parisien Teofilo Chantre, auteur d’une ode à la créolité féminine, Isis criola, doux balancement tcha tcha mené par une flûte un peu mystique, et Ninancia, berceuse à faire pleurer les anges, alors que le piano joue une valse sereine clôturant l’album sur une note rêveuse.

La morna est ici sublimée par Mariana Ramos avec Sima Kretcheu, cinquième titre (tiens !) et véritable bijou de l’album, d’une voix à la douceur immense et trouble qui évoque l’amant sur une harmonie attentionnée de violoncelle, piano, guitare, cavaquinho.

Un romantisme composé par un quasi-inconnu, Jorge Tavares, un nom à retenir ou comme l’explique Mariana Ramos : « Je voulais un album très actuel mais nourri par un travail plus traditionnel. C’est comme ça que j’ai découvert cet auteur-compositeur surdoué dont cinq titres se trouvent maintenant sur le disque ». Tavares compose aussi un morceau plein de succès prometteur, Nada e perfeito, délicat déhanchement de violoncelle, piano, pincements de cordes soyeuses, une frappe légère, un sax soprano qui sourit. Un alliage qui fait le brillant d’une autre coladera (ou coladeira), le second style du Cap-Vert, Nha vida, conçue par le même auteur-compositeur. Tout comme Maria di Lida, glorification ardente, légèrement plaintive, de ces mères qui peinent pour élever seules leurs enfants, un batuque mat en percussion et guitare réactualisant ce martellement traditionnel de femmes sur un ballot de tissu soutenant leur complainte, les hommes partis trimer au large.
L’exil, trame majeur de la musique d’un pays dont près des deux-tiers de ses originaires vivent en diaspora, est métamorphosé en samba par Jorge Tavares, Kamin di mar, chanté gaiement par Mariana, point de larmes mais une pointe de moquerie qui danse.

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Entre battement, guitare et pirouette de sax, la chanteuse surprend avec une autre samba exaltant le délire du carnaval de São Vicente, le plus réputé du Cap-Vert, Estrela da marinha du mythique B. Leza (Xavier Da Cruz, 1905-1958), le compositeur et le poète le plus repris jusqu’à aujourd’hui par tous les amoureux de… la morna. Il est aussi fameux pour ses railleries, trait commun au Cap-Vert, à l’instar de la coladera Bandera où Mariana brocarde la lourdeur des dragueurs alors que guinchent guitare, piano, batterie et un sax facétieux.
A Monte Sossego, le faubourg populeux de Mindelo, la petite Mariana attend comme tout le monde l’événe- ment majeur de São Vicente, le carnaval. Elle grandit en aimant danser dès ses sept ans, comme sa mère, la tête encore charmée par les mélodies de son père, Toy Ramos, guitariste de La Voz de Cabo Verde, le groupe légendaire intimement lié au combat émancipateur du Cap-Vert dont le leader indépendantiste ne verra pas la libération, Amílcar Cabral assassiné en 1973 à l’instigation de la dictature portugaise alors agonisante. Au- jourd’hui, Mariana Ramos le fête avec joie, danse et un hymne cadencé, Fidje d’terra na gloria, presque un thème de carnaval, entamé tel une batucada, si et, percussion, reco-reco, qui mue en rythme bien capverdien avec guitares, piano. Cela s’appelle une cola sanjon, autre métissage fabuleux aux racines plantées par des nau- fragés Français sur Santo Antão, l’île-montagne face à São Vicente, nostalgiques des quadrilles de la fête de la Saint Jean, sanjon, en capverdien.

Ce chant jubilatoire de Mariana est composé par l’un de ses auteurs-compositeurs fétiches, Jorge Humberto, barde guitariste de São Vicente réputé pour ses métaphores douces-amères sur les travers de ses semblables. Il a aussi écrit l’ouverture de l’album, Rumo noch liberdad, mazurka tropicale de guitare, percussions, piano, qui marie galamment tous les agréments ensoleillant ce cinquième disque, une pincée de frénésie, un brin d’épan- chement que Mariana mêle dans sa déclamation in uencée par quelques-unes de ses idoles, les divas du jazz. C’est en rejoignant ses parents en Ile-de-France que Mariana découvre la note bleue susurrée par les grandes cantatrices américaines après avoir intégré à dix-sept ans un groupe de rock (Mariana, pas les cantatrices). Une in uence qui lui donne un phrasé singulier dans la musique capverdienne, un grain chaud et svelte qui peut passer de l’éloquence au murmure, à l’exemple de Fidjo femea, une coladera de frottement reco-reco, bongos, piano et scintillement du saxo ténor du parrain de la musique moderne africaine, Manu Dibango (« un ami musical »).
L’ultime père du jazz africain semble ainsi bénir le premier disque quasi entièrement enregistré au Cap-Vert par des artistes de sa diaspora, Mariana Ramos et Toy Vieira, installé depuis des lustres à Lisbonne, le responsable musical et arrangeur de cet album de conviction, sophistiqué et franc. « Toy Vieira était pour moi la personne idéale pour le disque ; il est de São Nicolau, a vécu à São Vicente, dit Mariana. Je me suis sentie présente et en osmose avec lui »

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